Voici quelques questions posées par Guillaume Dumas à Michael Bon, fondateur de Self Journal of Science. SJS se veut une nouvelle place publique pour les scientifiques repensant à la fois la publication et la revue par les pairs afin de remettre les chercheurs au centre de ce processus.
Pourrais-tu tout d’abord te présenter ?
J’ai 34 ans. Je suis biophysicien, mes travaux portent sur tous les problèmes liés à la prédiction de la structure secondaire de l’ARN. Après quelques post-docs, j’ai acquis la conviction profonde que la science ne pouvait plus fonctionner avec le mode traditionnel de publication. J’ai eu quelques idées pour proposer une alternative sérieuse avec SJS.
Quelle est ta définition de l’Open Science?
Pour moi, open science est tout simplement synonyme de science. J’espère qu’à l’avenir un terme autre que science sera trouvé et employé pour désigner les pratiques cloisonnées de ces dernières décennies. Ce que j’appelle open science est donc le processus par lequel toute la communauté scientifique débat en recherchant le consensus et fait appliquer ses principes à toutes les contributions individuelles de ses membres. C’est le processus qui fait la force et la valeur de la connaissance scientifique. Il ne peut être que collectif et ouvert.
Qu’est ce que « The Self-Journal of Science » exactement?
SJS est la place publique scientifique, où les scientifiques peuvent déposer leurs articles, en débattre, les classer et les évaluer collectivement. SJS propose une toute nouvelle logique de publication, rendue possible par des solutions techniques novatrices.
SJS redonne aux scientifiques leur identité complète de chercheur, de relecteur et d’évaluateur de la science. Ce sont des pouvoirs retrouvés pour 95% de la communauté qui n’a aujourd’hui comme seul horizon que de produire des articles, la relecture et l’évaluation étant le monopole des journaux et de leurs éditeurs. Cette place fonctionne par débats contradictoires et consensus, et non par autorité individuelle. La valeur des articles déposés sur SJS vient de leur capacité à convaincre la communauté après leur dépôt et non plus de l’interaction privée avec un éditeur avant leur publication. Cela change profondément les relations entre scientifiques, qui deviennent horizontales. La relecture et l’évaluation deviennent alors d’essence collaborative et ne sont plus conflictuelles. Ceci permet d’aller incomparablement plus loin dans la qualité des articles et permet une évaluation des articles qui soit objective, individuelle et infalsifiable, c’est à dire une alternative plus que souhaitée au facteur d’impact.
Tout est instantanément en accès ouvert et les coûts de publication se limitent aux coûts de stockage, c’est à dire environ un millième de ce que nous devons payer aujourd’hui pour racheter notre propre production. SJS crée un environnement idéal et une logique sociale vertueuse pour la science, mais évidemment SJS ne peut se développer et produire du fruit que si les scientifiques l’utilisent concrètement.
Précision importante: puisque SJS fonctionne sur le principe de l’auto-organisation et du consensus, SJS n’est pas un journal mais un repository, à l’instar d’arXiv ou de HAL. Il est donc tout à fait possible, et même souhaitable, d’alimenter SJS (et profiter de tous les avantages à court terme qu’il peut déjà offrir) tout en continuant à publier ou déposer ailleurs. Ainsi, les utilisateurs de SJS ne courent aucun « risque » : ils peuvent contribuer à développer cette alternative tout en respectant les règles et obligations qui prévalent aujourd’hui.
Cette courte description ouvre de très nombreuses questions ! J’essaye de les couvrir dans cet article – qui est évidemment lui-même ouvert à la critique conformément à la logique de SJS.
Comment est né le projet ?
Le projet est né comme bien d’autres, c’est-à-dire de la prise de conscience de la gravité de la situation actuelle, notamment aux travers d’expériences personnelles. L’aspect qui m’a personnellement le plus affecté est l’indigence du peer review. J’ai trouvé inacceptable que le processus qui valide la science soit lui même invérifiable et privé. J’ai eu aussi maintes occasion de constater que ce qui se passe dans le secret de la boîte mail d’un éditeur n’a que bien rarement une pertinence scientifique. C’est une totale hypocrisie, dont tout le monde est bien conscient ainsi que l’on s’en aperçoit en discutant avec ses collègues. Bien que ce soit l’aspect qui m’affecte le plus, avec le recul j’ai compris que l’origine profonde de ce mode de fonctionnement était en fait le caractère privé du mode d’évaluation par le facteur d’impact. Lorsque j’ai réussi à concevoir un mode d’évaluation intrinsèquement collectif, je me suis dit que ce pouvait être la clé de tous les problèmes dont nous souffrons et je me suis senti l’obligation morale de développer SJS.
SJS est-il ouvert à toutes les disciplines ? Si oui, comment s’y retrouver?
SJS est ouvert à toutes les disciplines, et il fait partie intégrante de sa philosophie que de stimuler leurs interactions. En tant que biophysicien, j’ai bien connu l’absurdité d’avoir un système de diffusion parcellaire ! J’ai du publier plusieurs fois mes travaux car l’organisation actuelle fait que les biologistes et les physiciens ne se croisent quasiment jamais, alors qu’ils ont tant à se dire. Pour ne pas reproduire ce problème, SJS développe un système de classification original : il ne s’agit pas d’une classification par catégories a priori mais d’une classification souple par mots-clés qui peuvent relever de plusieurs disciplines et qui peuvent donc servir de pont entre elles. Le point nouveau est que ces mots-clés ne sont pas saisis à la volée mais gérés collectivement dans une structure évolutive que j’ai appelé « the Tree of Knowledge » et qui ne demande qu’à pousser ! Elle permet aux scientifiques de se mettre d’accord et de s’auto-organiser au mieux pour se transmettre précisément l’information en matérialisant les ponts entres disciplines. Cet arbre est par construction toujours à jour et permet d’extraire exhaustivement et sans ambiguïté tout le contenu du site se rapportant à un sujet précis. Ce système permet de se passer de ces boîtes noires que sont les moteurs de recherche et qui sont une source de biais souvent oubliée (comment ils interprètent nos requêtes, comment ils trient leurs résultats, comment ils traitent les problèmes de polysémie, etc.).
Quel sont les perspectives futures ?
Il est difficile de répondre à cette question. Cela ne dépend pas de moi mais de la réponse des scientifiques à mon invitation. SJS n’est qu’un outil, il ne fait pas de science tout seul, il est fait pour que les scientifiques s’en servent et ne progresse pas par ma volonté.
Je peux par contre répondre à la question du potentiel de SJS : comme le site est fait par ses utilisateurs et non par une autorité par laquelle tout devrait transiter, il n’est pas limité en volume et peut sans difficulté gérer l’ensemble de la production scientifique, en nous sortant du facteur d’impact et de la concurrence absurde que nous devons nous faire les uns les autres. Pour cela, il faut que des scientifiques commencent à alimenter le site afin de lancer une dynamique communautaire. Le point de basculement sera la prise en compte des critères d’évaluation de SJS dans le financement de la recherche: alors plus rien ne nous obligera à continuer à jouer la mascarade actuelle. C’est le rêve final et il peut en fait se réaliser très vite si les scientifiques le désirent et consacrent quelques minutes à reprendre le pouvoir que SJS leur offre.
Pour ma part, mes actions futures viseront à faire connaître SJS et à inviter tous ceux qui en partagent l’esprit à m’aider à porter ce projet. Pour l’instant, j’ai été rejoint par l’association OpenScholar qui a décidé de mettre à l’arrêt son propre projet LIBRE pour se consacrer à SJS. Nous allons travailler à mettre en place les principes d’une bonne gouvernance de la plate-forme (mais qui n’est de toute façon que technique : ce sont les utilisateurs qui font tous les choix scientifiques) J’espère que d’autres militants de l’Open Science, comme vous ou vos lecteurs, décideront aussi de passer à l’action en nous rejoignant.
Le but est aussi de préparer une ouverture encore plus grande liée à une future mise en open source du code de SJS, même si elle nous donnera beaucoup de problèmes supplémentaires à résoudre. Pour qu’elle réussisse, nous attendons que SJS soit protégé par une dynamique globale portée par un grand nombre de membres (que nous estimons pour l’instant à 5000-10000) et que le principe en soit bien compris. Par exemple, un contresens courant que je constate aujourd’hui en présentant SJS ici et là est la volonté d’en faire des copies réservées à chaque sous-discipline ou à chaque institut : cela ferait perdurer le cloisonnement a priori de la Science et les multiples divisions de la communauté scientifique, sabordant totalement une des raisons d’être de SJS !
Comment les personnes peuvent aider au projet ?
Si vos soutenez le principe de SJS, inscrivez-vous sans tarder ! Cet acte concret est indispensable. Ensuite, chaque scientifique est en mesure d’apporter une aide unique à SJS : y amener sa valeur scientifique. Au risque de me répéter, cela peut se faire en parallèle, et non à l’exclusion, des pratiques requises par le système traditionnel.
La valeur d’un scientifique s’exprime essentiellement en trois dimensions : chercheur, relecteur et évaluateur. Pour la première, vous pouvez déposer vos pre-prints, vos articles publiés (si vous en avez encore le droit) ou tout autre chose que vous jugez propice au débat scientifique. Pour la deuxième, vous pouvez librement discuter et débattre de tous les articles qui vous intéressent sur le site (en pouvant être sûr que l’auteur sera heureux de vous répondre). La troisième est très importante, et ce d’autant plus que vous n’avez aucun moyen de l’exprimer dans le système actuel à moins d’être éditeur. SJS vous permet d’éditer votre propre « self-journal », qui est une sélection annotée d’articles (déposés sur SJS ou publiés ailleurs). Tout scientifique a sa propre vision des articles qui comptent dans sa discipline : prenez quelques minutes pour matérialiser la vôtre sur SJS. Ce travail de « curation », que vous avez forcément déjà fait, sera profitable à tous – à commencer par vous – si vous le rendez public. De plus, c’est la pierre angulaire de l’aspect le plus décisif de SJS : son système d’évaluation. Tenir votre self-journal sur SJS serait donc véritablement une contribution majeure.
Il est toujours possible d’en faire plus en s’investissant dans la communication et l’aide à la gestion de SJS. Le plus simple pour cela est pour l’instant de prendre contact avec moi ou de rejoindre OpenScholar (adhésion ouverte à tout scientifique) ou toute autre association qui voudra bien s’investir dans SJS à l’avenir.
Quel conseil donnerais-tu aux étudiants et jeunes chercheurs/euses ?
Je ne peux me prévaloir de rien pour donner un conseil à quiconque. Je voudrais cependant saisir l’occasion de vous faire part de mon analyse sur l’avenir de l’Open Science. Elle concerne tout le monde, mais pourrait être d’un intérêt particulier pour les plus jeunes, qui constituent le bas de la pyramide et l’essentiel de la communauté scientifique.
Le changement de paradigme est absolument nécessaire et la seule bonne solution qui vaille à mes yeux consiste à remettre la Science sous le contrôle de l’ensemble de la communauté scientifique dont vous faites partie. C’est non seulement une exigence éthique, sans laquelle la Science ne fonctionne que comme une religion ou un marché, mais aussi la clé de tous les problèmes dont nous souffrons en pratique aujourd’hui. Or, ce changement, qui est le seul à pouvoir obtenir dans un même mouvement la gratuité et la qualité optimale de la science, implique aussi une redistribution du pouvoir à notre profit. Ce peut être un problème pour les autres parties prenantes de la Science.
Si vous êtes d’accord, il serait particulièrement déraisonnable d’espérer que la pyramide actuelle effectue ce changement d’elle-même. Aucun des nombreux intérêts financiers à l’œuvre derrière la publication ne peut abandonner son monopole. Peu de leaders scientifiques, qui ont atteint le sommet selon les règles actuelles, accepteront de remettre en jeu une rente de situation. Enfin, bien que les institutions soient a priori nos alliées et y aient tout intérêt, il n’est pas non plus dans leur logique de créer une structure horizontale globale sur laquelle elles n’ont pas de prise directe. Bien qu’elles valideraient certainement a posteriori quelque chose comme SJS, elles ne le mettront sans doute jamais en place elles-mêmes.
Ainsi, alors que nous sommes légitimement les seuls garants de la science, je ne vois pas de scénario vraisemblable par lequel les autres parties prenantes nous rendraient notre nécessaire autonomie. Au contraire, tandis que le système va à l’implosion, je pense que les uns et les autres nous demanderont toujours plus de travail non-scientifique, nous laissant de moins en moins de temps pour ce qui est bon, dans une concurrence de plus en plus féroce où les fonds de recherche se tarissent.
Si vous partagez ce point de vue, j’espère que vous conviendrez qu’il est suicidaire de rester spectateur et attentiste. Avec SJS, j’ai conçu une stratégie pacifique pour concrètement construire un système alternatif où la Science marche à l’endroit et où la communauté scientifique reprend ses droits. Si vous pensez que cette stratégie peut marcher, il faut impérativement que vous y ameniez votre valeur, qui est unique, en y consacrant un peu de temps. Si vous voyez quelque chose de meilleur que SJS, allez-y ! Mais dans tous les cas ne vous contentez pas seulement de tweeter que c’est intéressant et de revenir dans 6 mois pour voir si cela « marche » : sans implication concrète de votre part, aucune valeur scientifique sérieuse ne peut se créer et le commerce du facteur d’impact ira infailliblement au bout de sa funeste logique (entre autres, la création de soi-disant « centres d’excellence » optimisés pour le facteur d’impact et le sous-financement de la majorité des autres instituts de recherche…) . Le succès d’une réforme ne peut être que le vôtre ! Comme son échec. Tout ce que vous renoncez à faire personnellement sera fait par un intérêt privé à son profit, à vos dépens, moins bien et plus cher. C’est la dure loi du marché qu’est la Science aujourd’hui. Passez donc à l’action sans attendre une permission ou un aval que vous n’aurez jamais. N’ayez pas d’attitude suiviste lorsque aucun des pouvoirs en place n’a intérêt à vous précéder. Retrouvez vos mandats et votre identité de scientifique ! Il y a désormais au moins une manière de le faire.
Propos de Michael Bon, questions posées par Guillaume Dumas
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